IV. HISTOIRE ET ARCHÉOLOGIE.
1. LES AGES DU FER.
Les archéologues s’accordent à penser que le fonds préhistorique européen a passé par diverses phases économiques allant de la cueillette à l’époque mésolithique à une agriculture organisée à l’époque néolithique.
Mais de telles spéculations nous intéressent peu, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, car nous ne savons rien ou presque de ces populations. Soit qu’elles aient été un substrat rapidement soumis aux envahisseurs indo-européens, soit qu’elles aient été massacrées ou absorbées, elles n’ont laissé que des gravures rupestres ou quelques « sculptures » et, pour l’essentiel, du matériel lithique ou céramique.
Nous avons dit aussi qu’il n’existe pas ce qu’on pourrait appeler une « préhistoire indo-européenne » commune. Partout où elles se manifestent, les invasions indo-européennes indiquent la fin des âges lithiques, le commencement des âges du cuivre et du bronze dans la première moitié du second millénaire avant notre ère. L’âge d’or des Celtes est donc la protohistoire et les limites de cet âge d’or sont, dans les chronologies archéologiques, encore assez vagues, voire changeantes d’un chantier de fouilles à l’autre. On est allé jusqu’à définir, vers la fin du Ier siècle avant J-C, un « gallo-romain précoce » qui, comme tout ce qui est précoce, comporte beaucoup de déchets. Le problème se résout en quelque sorte dans la constatation que, plus les recherches sont étendues et précises, et plus la part des Celtes grandit et vieillit à la fois dans l’archéologie européenne occidentale, centrale et danubienne ou balkanique.
C’est la raison pour laquelle on préfère souvent parler d’abord de « Protoceltes », d’un mot qui rend moins compte de faits que d’insuffisances de documentation et d’hésitations de méthode. Peut-être a-t-on le droit de qualifier ainsi les porteurs de la civilisation des tumuli ? Ce n’est pas impossible mais la portée du terme est obligatoirement restreinte car il suppose un processus de formation qui n’est confirmé par aucune constatation archéologique ou linguistique. Dottin, pourtant sceptique de nature et peu enclin aux virtuosités de l’hypothèse, parle ouvertement, dans son Manuel, des « Celtes de l’Age du Bronze » et un grand archéologue comme Henri Hubert, à qui nous devons la seule synthèse qui ait jamais été esquissée, a jadis bien perdu son temps quand il a essayé de déterminer dans quelle mesure on pouvait retrouver en Gaule des traces linguistiques ou toponymiques du passage du prétendu premier ban celtique, celui des Goidels, à l’âge du bronze : les survivances goidéliques (mots à thème initial en k- et non en p- comme en gaulois et en brittonique) sont si peu nombreuses et si peu signifiantes qu’on n’en tire aucune conclusion ethnologique. Elles prouvent une évolution linguistique celtique et non un changement de population. Que devrait-on conclure, dans ces conditions, d’un théonyme gaulois Pritona, variante de Ritona, nom d’une divinité qui pourrait être celle du « passage » ou du « gué » ? Faudrait-il penser que Pritona est une forme indo-européenne « proto-celtique » par rapport à Ritona qui serait une forme celtique attestant la classique et attendue chute du p- indo-européen initial ?
D’une manière générale il n’y a encore aucun recoupement chronologique commun aux philologues et aux archéologues. Les premiers, qui n’ont pas besoin de dates rigoureuses puisqu’ils travaillent sur des chronologies relatives, ont parfois tendance à rajeunir des faits anciens parce que les graphies sont toujours en retard sur l’évolution phonétique. Les seconds, qui privilégient l’étude typologique des objets, surtout métalliques (fibules et épées, fers de lance, boucliers, casques, etc.) exagèrent encore cette tendance et rajeunissent les Celtes en fonction des mouvements attestés par l’histoire classique. On arrive ainsi à descendre jusque vers 500 ou 300 avant notre ère et la culture de Hallstatt n’est plus que préceltique. Pour un peu, la Gaule aurait été celtisée à peine deux cents ans avant l’arrivée de César et les Celtes n’auraient jamais mis les pieds en Aquitaine ou en Armorique. Tout cela est aussi absurde que les théories ethnographiques de Thomas O’Rahilly qui fait arriver les Gaëls en Irlande vers 100 avant J-C. Mettons, pour être clair, que la présence des Celtes est certaine désormais aux alentours de 1000 avant J-C. et qu’elle est très probable pendant le demi-millénaire précédent. Les Celtes sont un peuple de l’âge des métaux.
2. L’APOGÉE DE LA CIVILISATION CELTIQUE.
L’apogée de la civilisation celtique se situe aux époques de Hallstatt et de La Tène (du nom des stations éponymes, respectivement en Autriche, dans le Salzkammergut, et en Suisse, au bord du lac de Neuchâtel). Elle fait suite à la civilisation des Champs d’Urnes (anciennement dite civilisation de la Lusace) qui est dans toute l’Europe l’épanouissement de l’âge du bronze et que quelques archéologues ont tendance à rattacher à la première phase de la période suivante (civilisation de Hallstatt). Mais dans quelle mesure les Champs d’Urnes ne sont-ils pas déjà celtiques ?
Vers 900 avant J-C. le fer arrive en Europe, en provenance du bassin méditerranéen, et c’est de 700 environ que datent les premiers témoignages grecs sur la présence (qui peut être plus ancienne) en Espagne, en Grande-Bretagne et en Irlande de communautés celtiques. Une seconde phase, vers 600, verra les premiers contacts directs entre les Celtes du Danube, d’Allemagne du Sud et les Grecs. Puis, vers 500 environ, on remarque les premières importations de céramique grecque en Bourgogne, les débuts du commerce étrusque. La tombe « princière » de Vix date de cette époque. Et personne ne songe à nier sa nationalité celtique, même si le cratère qui en a fait la célébrité est gréco-étrusque. La même splendeur, la même richesse somptueuse se retrouvent maintenant dans la tombe, royale plutôt que princière, de Hochdorf dans le Wurtemberg. Cela implique quelques déchirements dans l’établissement des datations. On en revient impérativement aux chronologies allemandes – valables aussi pour la France – de Reinecke et Müller-Karpe. Hallstatt est bien celtique. On ne voit d’ailleurs pas ce que la période pourrait être autrement.
Après commence la période de La Tène qui, avec des décalages plus ou moins importants suivant les régions (le cas de l’Irlande qui a passé sans transition de l’âge du bronze à La Tène, et de La Tène au haut-moyen-âge, est spécial), est celle de la plus grande expansion des Celtes. Elle ne se terminera qu’avec l’arrivée de César en Gaule. C’est aussi l’époque de la formation d’un art caractérisé, linéaire et décoratif, empruntant quelquefois ses motifs à des modèles grecs, mais extrêmement vivace et original. L’art de La Tène se prolonge, longtemps et tardivement, dans les enluminures irlandaises bien que ces dernières ne soient pas exemptes d’influences véhiculées par le christianisme. Notons enfin en terminologie technique notre refus de l’adjectif laténien, employé depuis peu par quelques archéologues, qui n’est que le décalque français du tchèque latensky et qui, comme parisien ou londonien, ne désigne sémantiquement qu’une origine géographique. Les archéologues allemands disent latènezeitlich, « de l’époque de La Tène », ce qui est quand même plus précis quant à la chronologie.
3. LE DÉCLIN POLITIQUE ET MILITAIRE.
Puis, lentement mais inexorablement, c’est la décadence et le déclin devant les entreprises militaires de Rome. La Gaule cisalpine est conquise en 200 avant J-C ; Numance, en Espagne, est prise en 133 ; la Province (Narbonnaise) en 123. La Gaule proprement dite est soumise entre 58 et 52. La reddition de Vercingétorix à Alesia met fin à l’existence indépendante, politique d’abord, religieuse et linguistique ensuite, du monde celtique continental.
Le rappel des dates accuse le caractère saillant et précipité des événements vus ainsi de très loin dans le recul de l’histoire. Mais il est peu probable que les contemporains ou les acteurs de la bataille d’Alesia y aient vu une fin d’histoire. L’effacement des Celtes, malgré les rêveries celtomanes, a été un phénomène historique relativement indolore – il a duré un siècle et demi – et non une terrifiante apocalypse. L’absence de structure politique unitaire explique le morcellement chronologique, la progressivité de la conquête romaine, laquelle a touché d’abord les régions périphériques, l’Italie du Nord et l’Espagne, puis en dernier lieu, sans parvenir à l’Écosse et à l’Irlande, la Bretagne insulaire.
L’étude de cette période de la protohistoire et du début de l’histoire laisse une impression curieuse : l’extension des cultures fait penser à une « mode » qui se serait transmise par vagues, sans avoir été imposée par voie de conquête brutale. À l’incinération qui est le rite caractéristique de la période de Hallstatt fait suite l’inhumation, généralisée à la période de La Tène sans qu’on décèle le moindre changement de population. Mais César, quand il évoque les funérailles magnifiques des Gaulois, parle de bûchers alors qu’en Irlande les textes les plus archaïques, peut-être sous l’influence du christianisme, n’en font jamais aucune mention. Les Celtes ont participé à la diffusion de la civilisation de Hallstatt. Ils en ont été les porteurs, comme de celle de La Tène. Mais que doit-on penser et conclure si, comme cela semble certain, du Bronze à Hallstatt et à La Tène, il y a une continuité de peuplement ? Car la continuité se prolonge à l’époque gallo-romaine qui correspond cependant à une altération et à une diminution du degré de « celticité » de la Gaule. La romanisation, qui n’est pas en soi un fait archéologique exclusif, se manifeste aussi par des aspects matériels et techniques particuliers. Et le déclin n’est pas dans la capacité d’adopter de nouvelles techniques, il est dans la sujétion politique et militaire. C’est là toute la nouveauté et la brutalité de la conquête romaine.
L’articulation de ces différentes périodes entre elles, leurs aspects généraux et locaux, le pourquoi du passage de l’une à l’autre, tels sont, brièvement formulés et posés, les problèmes que l’archéologie protohistorique actuelle a pour tâche de résoudre. Mais ces questions une fois résolues, à supposer qu’elles le soient un jour complètement, le problème du déclin des Celtes n’est pas ou n’est plus du ressort de l’archéologie.
4. L’AFFAIBLISSEMENT DES CELTES INSULAIRES.
Sans que nous ayons à retracer ici dans le détail les phases de l’affaiblissement de cet ultime bastion du monde celtique indépendant que sont la Bretagne insulaire et l’Irlande, il importe d’en souligner à la fois la lenteur et les particularités. Car les différences sont grandes avec la Gaule :
– La romanisation et la christianisation suivent celles de la Gaule dont elles sont à peu près contemporaines. Mais seule la christianisation sera complète, vers le tournant du Ve siècle. La conquête romaine n’atteint pas toute l’île (elle s’arrête aux vallum d’Antonin et d’Hadrien qu’il a fallu construire pour endiguer les incursions des Pictes et des Scots) et le latin n’efface pas la langue indigène, le brittonique. Quant à l’Irlande, elle ne sera jamais romanisée et le christianisme ne s’y implantera pas avant le Ve siècle après J-C.
Les différences internes aussi sont grandes :
– Alors que l’Irlande conservera, presque intacte, sa structure politique et sociale jusqu’aux Xe-XIe siècles, les Bretons ont adopté la conception romaine de l’Empire et se sont regardés, au même titre que les Gaulois, comme des citoyens romains. Il resterait à savoir si tout le monde était d’accord mais la Bretagne abandonnée par les légions au début du Ve siècle se considère encore comme une partie intégrante de la Romania.
Mais ce n’est pas la Romania qui a fait disparaître la celticité insulaire, non plus que le christianisme, ce sont les invasions germaniques, très différentes de celles du continent. Elles commencent par des implantations de colons dans l’est de la Bretagne dès l’époque romaine et, très vite, à partir du Ve siècle, ces Germains, Angles et Saxons venus du continent tout proche, vont constituer des royaumes indépendants qui, lentement, repousseront les Bretons dans l’ouest et le nord de l’île. Dès les VIIe-VIIIe siècles les Anglo-Saxons occupent la majeure partie de ce qui allait devenir la Grande-Bretagne. Le pays de Galles, séparé de la Cornouailles et des Bretons du Nord, tombe dans la vassalité germanique parce que les petits royaumes qui le constituent sont incapables de s’unir et de résister. Les Bretons du Nord et la Cornouailles indépendante durent jusqu’au XIe siècle mais dès la fin du XIIIe siècle le pays de Galles sera dans la mouvance anglaise. Quant à la Bretagne péninsulaire, elle est encore un pays de tradition insulaire à la fin du IXe siècle mais le royaume fondé par Nominoë et Érispoë ne survivra pas aux invasions normandes du Xe siècle. Et la Bretagne historique et ducale sera, dès le XIe siècle, tournée non plus vers les îles mais vers le continent. Obstinément, contre les rois bretons qui voulaient fonder leur propre métropole à Dol, la papauté maintiendra le royaume de Bretagne dans la dépendance de la métropole de Tours, faisant de l’église bretonne, par la nomination d’ecclésiastiques de langue française, le premier et efficace instrument de la francisation définitive (dès le XIIe siècle les clercs bretons allaient étudier à la Sorbonne !).
L’Irlande, elle, a succombé au choc brutal des Norvégiens et des Danois à la fin du VIIIe siècle : la christianisation avait effrité les capacités guerrières natives des Gaëls qui, en plus, n’étaient pas des marins. Le sursaut libérateur aura lieu au début du XIe siècle mais l’Irlande traditionnelle avait cessé d’exister. Le pays tombe désormais sous la coupe des barons normands et, pour presque huit siècles, cesse d’être indépendant. La ruine s’achève par la dépopulation et l’anglicisation au XIXe siècle. Elle crée du même coup une « question d’Irlande » qui, pendant longtemps et jusqu’à notre époque, va troubler toute la vie politique britannique. Le problème de l’Ulster, en pleine fin du XXe siècle, en prouve encore l’acuité par son insoluble et anachronique antagonisme religieux.